L’entreprise, un acteur social en réinvention
De la digitalisation au défi climatique, les enjeux clés de notre temps, couplés à la montée en puissance des démarches RSE, impactent en profondeur les entreprises, comme les relations des salariés avec celles-ci. Elodie Béthoux (professeure de sociologie à l’Université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste du dialogue social et de la RSE) et Elise Penalva-Icher (maîtresse de conférence en sociologie à l’Université Paris Dauphine-PSL, spécialiste de l’investissement responsable) reviennent sur cette réalité, à la lumière des travaux de recherche sur le rôle social de l’entreprise.
Post-covid, inflation, défi climatique, transformation numérique… la période actuelle est marquée par l’émergence de problématiques majeures, avec un sentiment diffus d’incertitudes et d’accélération. Comment analysez-vous la montée en puissance de ces enjeux pour les entreprises et leurs salariés ?
Elodie Béthoux : Rappelons pour commencer que chaque période connaît des moments de transformation technologique et d’accélération. Pour autant, il est intéressant de souligner que ces sujets ont pour point commun de renvoyer directement au rapport de l’entreprise avec la société. En sociologie, cette question s’est cristallisée à partir des années 1980, avec des travaux de recherche appréhendant l’entreprise comme une institution sociale. Cette question se voit aujourd’hui réactivée par les différents aspects que vous mentionnez, dans les deux sens : de la société vers l’entreprise – c’est le cas des enjeux climatiques – et de l’entreprise vers la société. Sur ce dernier point, la période post-covid a été marquée par exemple par l’émergence dans le débat public de questions touchant à l’entreprise, avec les discussions sur les « travailleurs essentiels ». L’accumulation de ces problématiques vient clairement réactiver la question de la place de l’entreprise dans la société.
Elise Penalva-Icher : Si juridiquement une société appartient aux actionnaires, il en va différemment de l’entreprise, dont la définition est plus large. Celle-ci est un acteur tiraillé entre un pôle d’intérêts privés et un pôle d’intérêts publics, et la période actuelle apporte un éclairage particulier sur cette réalité. Mais c’est aussi le cas à chaque fois, par exemple, qu’une entreprise est délocalisée et procède à une fermeture de site industriel.
Dans cette relation entreprise-société, est-on tout de même en train d’assister à une bascule ?
Elise Penalva-Icher : Je pense que les Trente glorieuses ont été marquées par un consensus général autour de l’activité du capitalisme. Puis les politiques néolibérales des années 1980 ont mis à mal ces compromis. Aujourd’hui, des discussions reprennent en ce sens et évoquent de formes nouvelles de régulations. Néanmoins, le consensus sur la manière de faire le capitalisme n’a pas encore été trouvé. La RSE apparait comme une façon de poser ce débat.
Elodie Béthoux : La période est marquée par le fait que l’exigence de la prise en considération par les acteurs privés de ces questions se couple à une exigence de régulation publique. Soit l’apparition d’une volonté double : que les entreprises se comportent de manière responsable dans leurs activités, mais aussi que ces enjeux s’intègrent à un cadre de régulation publique.
Dans ce contexte, les acteurs de l’entreprise ont particulièrement besoin d’échanger. Forums, ateliers, workshop… beaucoup de choses s’organisent en ce moment autour de ces questions, avec une logique de partage des bonnes pratiques entre entreprises.
La responsabilité sociale des entreprises semble souvent impulsée par les directions de manière verticale. N’y a-t-il pas un enjeu de la faire davantage portée par les hommes et les femmes qui composent les organisations ?
Elodie Béthoux : L’un des enjeux des politiques RSE des entreprises est en effet de parvenir à faire redescendre celle-ci à l’ensemble des salariés. Il est essentiel de ne pas créer un décalage, une frustration entre la communication externe et les politiques de ressources humaines internes moins soucieuses de ces dimensions. On peut faire le pari que cette appropriation va aller grandissante.
Elise Penalva-Icher : À cela s’ajoute le fait, qu’au-delà de la volonté du dirigeant en la matière, interviennent aujourd’hui plusieurs outils qui s’implémentent dans les entreprises, à l’image du plan de vigilance dans le cadre de la loi nationale sur le devoir de vigilance ou de la réglementation européenne sur le reporting extra-financier. Mais il est encore trop tôt pour opérer un état des lieux sur cette mise en pratique, ces outils étaient pour beaucoup toujours en cours de développement dans les entreprises. Une chose est sûre, ils offrent l’occasion d’impliquer de nombreux professionnels sur ces questions.
Observe-t-on des relations humaines différentes dans les entreprises « porteuses de sens » (entreprises à mission, organisations ayant un fort positionnement RSE) ?
Elodie Béthoux : Bien sûr le lien n’est pas automatique : déployer une politique RSE ne garantit pas que cela se retrouvera dans la politique RH directement. Reste qu’une société revendiquant le statut d’entreprise à mission sera probablement plus attentive aux pratiques allant en ce sens. Les organisations en question ont tout intérêt à ne pas créer un hiatus trop important entre leur communication externe et leur réalité en interne, sous peine de décrédibiliser leur démarche RSE. Parvenir à coupler ces deux dimensions constitue donc un défi majeur pour l’entreprise.
Par ailleurs, évoluer dans une société à mission ou labellisée crée des leviers pour les salariés et les organisations syndicales : ce n’est pas un outil contraignant au sens réglementaire, mais c’est un argument à faire valoir en interne pour pousser des sujets ou faire évoluer des pratiques.
Elise Penalva-Icher : Là encore, nous sommes au tout début des entreprises à mission. Il sera intéressant de voir dans les années à venir comment ce statut impacte l’activité de l’entreprise et de regarder si cette mission est principalement tournée vers l’extérieur ou l’intérieur de l’entreprise.
Le changement de propriétaire d’une entreprise ou la prise de participation d’un fonds ouvre une période singulière pour les salariés. Quels sont les principaux enjeux de ce type de situation ?
Elodie Béthoux : Pour l’entrée d’un fonds comme pour une restructuration, un enjeu majeur tient à l’information et sa capacité à être effectivement assimilée par les salariés. En France, cela passe notamment par les dispositifs d’information et de consultation des salariés en interne. L’écueil le plus important à éviter est le cas où les salariés apprennent de manière extérieure, par la presse par exemple, des informations les concernant.
Elise Penalva-Icher : Les fonds d’investissement constituent une catégorie hétérogène. Ils peuvent avoir des stratégies d’investissement très différentes, certains agressifs d’autres socialement responsables. Reste à savoir ce que l’on met derrière ce terme de « responsable » et comment cette dimension est amenée à évoluer. Comme l’ensemble des acteurs économiques, les fonds d’investissement sont directement confrontés à la question de la place de l’entreprise dans la société.