« Biodiversité : l’un des défis à relever est celui de la formation auprès des entreprises et des institutions financières »
La mesure de l’empreinte biodiversité est une question éminemment complexe. C’est toutefois une mission que s’est donnée CDC Biodiversité, filiale de la Caisse des Dépôts, dont l’activité est entièrement dédiée à la conception et la mise en place d’actions concrètes de restauration et de préservation de la biodiversité et à leur gestion pérenne.
Afin de comprendre les enjeux et les solutions déployées pour mesurer l’impact des acteurs économiques et en particulier des institutions financières sur la biodiversité, nous avons interrogé Violette Pradère, responsable du pôle finance au sein de CDC Biodiversité.
Pouvez-vous nous présenter en quelques mots CDC Biodiversité ?
Créée en 2007, CDC Biodiversité a pour principale mission de concilier biodiversité et développement économique au service de l’intérêt général. De nature privée, l’entreprise travaille sur des solutions terrain : travail de compensation écologique, de renaturation et mise en place d’actions concrètes pour préserver de la biodiversité. Elle inclut en parallèle une branche de recherche appliquée : la Direction de la recherche et de l’innovation, qui réalise des travaux portant sur le lien entre le monde économique et la biodiversité.
C’est dans ce cadre que nous avons commencé à travailler sur la mesure d’empreinte en 2015. Un projet inédit à l’époque ! La réflexion à l’origine de ce travail ? La volonté de mesurer l’empreinte biodiversité des institutions financières, d’avoir une sorte d’équivalent au bilan carbone.
Depuis 2016, nous travaillons au sein d’un club plus large qui rassemble des entreprises, des institutions financières, des experts techniques et des consultants.
En juin 2020, nous avons pu lancer un outil de mesure de l’empreinte biodiversité qui allie les notions d’impact et de dépendance. Un outil que nous avons pu renforcer depuis, grâce au travail itératif effectué lors ces trois dernières années.
D’après la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), près d’un million d’espèces sont actuellement menacées, à tel point que de nombreux experts évoquent une sixième extinction de masse… Face à cette urgence, quel rôle les institutions financières jouent-elles ?
En France, les investisseurs se sont réveillés avant les autres acteurs économiques. En particulier, dès 2021, la réglementation les a ciblés avec l’article 29 de la loi Énergie et Climat, décrivant les modalités de prise en compte des critères relatifs au respect d’objectifs climatiques, environnementaux, sociaux et de gouvernance dans une politique d’investissement.
Depuis, les sociétés du capital-investissement jouent un rôle moteur. Elles commencent à parler de ces sujets avec les entreprises de leurs portefeuilles. Cela permet de valoriser les enjeux de la biodiversité auprès d’entreprises de tailles et de secteurs variés.
Nous observons par ailleurs le déploiement de projets plus larges tels que la création de fonds à impact biodiversité ou d’indices biodiversité.
Des initiatives sont également menées à l’international : Nature action 100[1], l’équivalent du Climate Action 100 + sur le climat (regroupant les 100 plus gros émetteurs de CO2 à l’échelle mondiale afin de prendre des mesures pour réduire leur impact en matière d’émissions de gaz à effet de serre), est en train d’être créé sur la biodiversité. Un projet d’envergure qui a pour objectif de renforcer l’ambition et l’action des entreprises pour restaurer la biodiversité. L’initiative engage des entreprises dans des secteurs clés considérés comme ayant une importance systémique pour inverser la tendance d’ici à 2030.
Comment mesurer l’impact des institutions financières sur la biodiversité ? Quels sont les enjeux et les moyens déployés ?
Il existe différents niveaux d’analyse. Les plus larges institutions financières veulent parfois mesurer leurs impacts biodiversité en propre, il s’agit du Scope 1. On s’intéresse alors à l’immobilier de bureau par exemple.
Mais le principal de l’impact réside dans les investissements. Sur ce point, il est nécessaire de faire la distinction entre entreprises cotées et non cotées. Des bases de données sont disponibles sur la dépendance et l’impact d’actifs cotés.
Sur le non coté, comme pour le climat, c’est beaucoup plus complexe. Nous recommandons de commencer par réaliser un panorama global avec des outils permettant d’avoir, à partir de données financières telles que le nombre d’encours par secteur, une matrice de matérialité sur les risques importants sur la biodiversité. Ce travail permet ensuite, en approfondissant des lignes prioritaires avec des outils de mesure d’empreinte, de mesurer là où la pression exercée sur la biodiversité est la plus forte. C’est déjà plus d’informations que ce que permet une matrice de matérialité, et c’est suffisant pour commencer à définir une trajectoire.
À terme, il faudrait que les acteurs du capital-investissement collectent de manière systématique un certain nombre de données en lien avec la biodiversité, comme c’est le cas pour les données financières. La biodiversité est un sujet très englobant avec une multitude de données : CO2, eau, surface au sol… Une batterie d’une quinzaine d’indicateurs collectés systématiquement pour tous leurs secteurs importants permettrait aux instances financières d’avoir un véritable pilotage de la performance biodiversité au sein de leurs portefeuilles. Je suis convaincue que c’est la trajectoire que nous devons emprunter.
Pouvez-vous revenir sur le projet mené avec Azulis Capital et la Phocéenne de Cosmétique ?
Azulis a financé une étude pour réaliser une mesure d’empreinte simplifiée pour la Phocéenne de Cosmétique ; un projet mené dans le cadre du groupe de travail « Biodiversité » de la commission « Sustainability » de France Invest, dont Azulis fait partie aux côtés de trois autres acteurs du capital-investissement.
Chacun a pris une participation et nous les avons accompagnés dans la réalisation des études de cas.
Une évaluation complète nécessite près d’une centaine d’indicateurs et un budget important. L’enjeu ici était de trouver un compromis en termes de nombre de données pour avoir suffisamment d’informations fiables tout en restant accessible pour des acteurs du private equity.
Le cœur du modèle est le Global Biodiversity Score (GBS), un outil développé par CDC Biodiversité qui permet aux entreprises et aux institutions financières de mesurer leur empreinte biodiversité.
Pour la Phocéenne de Cosmétique, nous avons opté pour une approche sectorielle : nous avons collecté une vingtaine d’indicateurs auprès de l’entreprise qui, une fois analysés, nous ont permis d’identifier les points de friction dans la chaîne de valeur. Nous avons pu remonter les chaînes d’approvisionnement et identifier les filières générant le plus de pression sur la biodiversité. Ce sont des données particulièrement intéressantes pour cette PME car elles peuvent contribuer à piloter les démarches biodiversité.
Selon vous, quels défis reste-t-il à relever pour adresser les enjeux de biodiversité ?
La question de la biodiversité est complexe. On ne peut pas se satisfaire d’un unique indicateur, il va falloir naviguer dans cette complexité. C’est vraiment là que réside le défi. Sur les aspects climatiques, nous avons mis du temps mais désormais nous en comprenons très bien les ressorts. Pour la biodiversité, ce n’est pas le cas. L’enjeu est de se saisir de la multiplicité des indicateurs et des outils qui existent déjà.
J’estime que si l’on simplifie trop la biodiversité, on risque de ne plus la maîtriser. C’est pourquoi l’un des axes réside dans la formation auprès des entreprises, des institutions financières et des dirigeants. Parce que la biodiversité est essentielle, il est important de faire cet effort de compréhension et de sensibilisation pour la restauration des écosystèmes. C’est en créant, en expérimentant et en déployant des initiatives de long terme conjointement entre acteurs publics et privés que nous parviendrons à trouver des solutions pérennes.